Le reverse engineering en gestion de projets avec des crêpes.

Ou comment une simple crêpe peut révéler les travers de la gestion de projet moderne

Le reverse engineering en gestion de projets avec des crêpes.
Les crêpes. C'est pas si mal.
Je vous ai réuni aujourd'hui pour synchroniser nos KPIs sur l'implémentation d'une solution alimentaire circulaire ...

C'est à peu près comme ça que commence certaines réunions. L'autre moitié ? C'est encore pire.

En tant que prof, je vois mes étudiants arriver avec des cahiers des charges de 200 pages pour des projets qui pourraient tenir sur un post-it. Je les vois galérer avec des méthodologies ultra-complexes pour développer... un formulaire de contact. Je les vois paniquer devant des diagrammes de Gantt qui ressemblent plus à des plans du métro de Tokyo qu'à une timeline projet.

Et vous savez quoi ? Je les comprends. On est tous passés par là. Cette sensation qu'un projet n'est pas sérieux s'il ne pèse pas le poids d'un petit annuaire.

Alors voilà, ce petit guide, c'est ma tentative de nous ramener sur terre. On va prendre un exemple simple, une crêpe au chocolat, et voir comment on peut passer du délire corporate total à quelque chose de, vous savez... réalisable ?

Si vous vous êtes déjà retrouvé en train de rédiger une "matrice d'impact transverse des facteurs de succès critiques" pour installer un plugin WordPress, cet article est pour vous.

Attachez vos ceintures, on va faire du reverse engineering avec un peu de bon sens et beaucoup d'autodérision.

Préambule : la folie des grandeurs

Il existe, dans le monde merveilleux de l'entreprise, une capacité fascinante à transformer la plus simple des tâches en un projet d'une complexité kafkaïenne. Imaginez un instant que vous soyez consultant en transformation digitale, et qu'on vous demande de documenter... la préparation d'une crêpe au chocolat.

Ce qui suit n'est pas une fiction. C'est une reconstruction fidèle basée sur des documents réels, où seuls les noms ont été changés pour protéger les innocents (et les coupables).

Partie 1 : anatomie d'un monstre bureaucratique

Le contexte

Vous êtes assis dans une salle de réunion. L'air conditionné ronronne doucement. Autour de la table :

  • 3 chefs de projet
  • 2 architects solutions
  • 1 product owner
  • 1 scrum master
  • 4 experts métier
  • 1 consultant externe (facturé 2500€/jour)

L'objectif ? Définir le cahier des charges pour la réalisation d'une "solution nutritive circulaire à base de substrat farineux avec intégration de composant cacao".

Traduisez : une crêpe au chocolat.

La démence en action : le cahier des charges v1.0-ENTERPRISE

Document confidentiel - Diffusion restreinte

PROJET : Solution Nutritive Circulaire (SNC) v2.5.7-beta
DATE : Q1 2025
STATUT : EN ATTENTE DE VALIDATION PAR LE COMITÉ DE PILOTAGE

1. VISION STRATÉGIQUE
   1.1. Positionnement marché
        - Disruption du segment des solutions alimentaires circulaires
        - Développement d'une proposition de valeur unique
        - Maximisation de l'expérience utilisateur finale

2. OBJECTIFS CLÉS
   2.1. Quantitatifs
        - ROI cible : +15% vs solutions traditionnelles
        - NPS (Net Promoter Score) > 60
        - Taux de satisfaction utilisateur > 95%
   2.2. Qualitatifs
        - Leadership d'innovation sur le segment
        - Excellence opérationnelle
        - Scalabilité de la solution

3. SPÉCIFICATIONS TECHNIQUES
   3.1. Composant Principal (CP)
        3.1.1. Matrice farineuse
               - Type : T45 Premium Grade
               - Tolérance : ±0.1%
               - Certification : ISO 9001
        3.1.2. Solution hydrique
               - pH : 7.0 ±0.2
               - Température : 20°C ±1
               - Conductivité : < 200 µS/cm
   3.2. Composant Secondaire (CS)
        3.2.1. Solution cacaotée
               - Viscosité : 850-900 cP à 40°C
               - Répartition : 85% ±3% surface

4. MÉTHODOLOGIE D'EXÉCUTION
   4.1. Phase préparatoire
        - Calibration des instruments
        - Validation des protocoles
        - Formation des opérateurs
   4.2. Phase productive
        - Monitoring temps réel
        - Contrôle qualité continu
        - Traçabilité complète

5. GESTION DES RISQUES
   5.1. Matrices SWOT par composant
   5.2. Plans de contingence
   5.3. Procédures de rollback

[... 297 pages suivent ...]

Pendant ce temps, dans une crêperie en bord de mer...

Marie-Yvonne, 73 ans, 50 ans d'expérience, sort son carnet usé :

La pâte :
- 250g farine
- 3 œufs
- 1/2L lait
- Noix de beurre fondu
- Pincée de sel

Faire :
1. Mélanger jusqu'à ce que ça soit lisse
2. Chauffer la bilig
3. Étaler en rond
4. Cuire jusqu'à doré
5. Mettre le chocolat, laisser fondre
6. Servir chaud et content

Si trop épais : un peu de lait
Si trop liquide : un peu de farine

Le secret : l'amour du métier (et un bon coup de main)

Partie 2 : La méthodologie de désengorgement du chaos

Face à un cahier des charges surchargé, la tentation est grande de tout jeter et recommencer à zéro. Pourtant, une approche méthodique permet souvent de faire émerger la substantifique moelle du projet. Voici comment procéder.

L'art du dépouillement

Le dépouillement d'un cahier des charges ressemble à l'épluchage d'un oignon : il faut retirer couche après couche pour atteindre le cœur. Chaque couche représente une strate de complexité, parfois nécessaire, souvent artificielle.

La technique des "5 pourquoi" inversés constitue notre premier outil :

  1. Partez du résultat final
  2. Pour chaque élément, demandez-vous "Pourquoi a-t-on besoin de ça ?"
  3. Creusez jusqu'à atteindre l'essence du besoin
  4. Documentez chaque niveau
  5. Repérez le point de basculement vers la complexité artificielle

Cette approche révèle souvent que de nombreuses exigences ne sont que des solutions déguisées en besoins. Prenons un exemple concret :

Exigence initiale : "Le système doit utiliser une base de données PostgreSQL v14.5 avec réplication synchrone."

  • Pourquoi ? "Pour garantir la cohérence des données"
  • Pourquoi ? "Pour éviter les pertes d'information critiques"
  • Pourquoi ? "Car les données des utilisateurs sont précieuses"

Le vrai besoin émerge : "Assurer la sécurité et l'intégrité des données utilisateurs". La solution technique spécifique n'était qu'une couche de complexité prématurée.

La reconstruction rationnelle

Une fois le dépouillement effectué, nous pouvons reconstruire de manière progressive. Cette reconstruction s'articule autour de trois axes :

La priorisation des besoins L'outil principal ici est la matrice MoSCoW adaptée :

  • Must have : le cœur fonctionnel sans lequel rien n'a de sens
  • Should have : les éléments qui apportent une vraie valeur ajoutée
  • Could have : le confort qui améliore l'expérience
  • Won't have : le superflu qui peut attendre

La définition du MVP (Minimum viable product) découle naturellement de cette priorisation. Il ne s'agit pas de créer un produit au rabais, mais de concentrer les efforts sur l'essentiel. Dans notre exemple de la crêpe :

Must have :

  • Une pâte qui cuit uniformément
  • Un chocolat qui fond correctement
  • Un goût satisfaisant

Should have :

  • Une texture optimale
  • Une présentation soignée
  • Une température de service idéale

Le cycle d'amélioration peut alors commencer, rythmé par des itérations courtes et focalisées :

Premier cycle : maîtrise des fondamentaux

  • Validation de la recette de base
  • Tests de cuisson
  • Retours utilisateurs initiaux

Deuxième cycle : optimisation La phase d'optimisation n'intervient qu'une fois les fondamentaux maîtrisés. C'est le moment d'introduire :

  • Les améliorations de texture
  • Les variations de garniture
  • Les perfectionnements techniques

Chaque cycle doit produire quelque chose de testable et d'utilisable. C'est ce qui distingue une approche rationnelle d'une surenchère de spécifications : la capacité à livrer rapidement de la valeur, même imparfaite.

Partie 3 : Application pratique - de la théorie à la réalité

Passons maintenant de la théorie à la pratique. Notre cas d'étude de la crêpe au chocolat va nous permettre d'illustrer comment appliquer ces principes dans un contexte réel. Si nous pouvons simplifier la création d'une crêpe, nous pouvons simplifier n'importe quel projet.

Le cas de la crêpe : une approche rationnelle

Commençons par l'essentiel : qu'est-ce qu'une crêpe réussie ? La réponse paraît simple, mais elle contient tous les éléments d'un cahier des charges bien pensé.

L'identification du MVP

Le MVP d'une crêpe au chocolat se définit par trois critères fondamentaux :

  • Un goût agréable
  • Une cuisson homogène
  • Un chocolat correctement fondu

Remarquez que nous ne parlons pas encore de :

  • La circularité parfaite
  • L'optimisation de la répartition du chocolat
  • La standardisation du processus de production

Ces éléments viendront plus tard, une fois les fondamentaux maîtrisés.

Les points de friction majeurs

Dans tout projet, certains aspects sont plus critiques que d'autres. Pour notre crêpe :

La consistance de la pâte

  • Trop liquide : impossible à manipuler
  • Trop épaisse : cuisson inégale
  • Point d'équilibre : doit s'étaler facilement sans être fuyante

La température de cuisson représente un autre défi crucial :

  1. Trop chaude : la crêpe brûle avant de cuire
  2. Trop froide : la crêpe devient caoutchouteuse
  3. Optimale : permet une cuisson dorée et uniforme

L'application du chocolat, enfin, nécessite un timing précis :

  • Trop tôt : le chocolat brûle
  • Trop tard : il ne fond pas correctement
  • Au bon moment : fusion parfaite avec la crêpe

La mise en œuvre progressive

Le développement s'organise naturellement en phases successives :

La phase de fondation

Objectif : 
Maîtriser les bases
- Validation de la recette
- Tests de cuisson
- Premiers retours utilisateurs

La phase d'optimisation

Objectif : 
Améliorer la qualité
- Affinage des proportions
- Standardisation des temps de cuisson
- Perfectionnement des gestes techniques

En bref.

De ce voyage au pays des crêpes et du reverse engineering, nous pouvons tirer plusieurs enseignements précieux pour tout projet de développement.

La simplicité comme boussole

La complexité n'est pas une vertu. Un bon cahier des charges doit avant tout être compréhensible et actionnable. Comme nous l'avons vu avec notre exemple culinaire, les meilleures solutions sont souvent les plus simples :

Si vous ne pouvez pas expliquer votre projet à votre grand-mère, c'est qu'il est probablement trop complexe.

L'approche itérative comme méthodologie

Le développement progressif n'est pas de la paresse, c'est de l'intelligence. Il permet de :

  • Valider rapidement les hypothèses de base
  • Identifier les problèmes tôt dans le processus
  • Ajuster la trajectoire en fonction des retours

Le pragmatisme comme philosophie

Tout projet, qu'il s'agisse d'une crêpe ou d'un système d'information complexe, doit être guidé par des besoins réels et non par des désirs de perfection théorique. La vraie expertise se manifeste dans la capacité à :

  1. Distinguer l'essentiel du superflu
  2. Prioriser les efforts efficacement
  3. Maintenir le cap sur les objectifs fondamentaux

Le reverse engineering n'est pas une science exacte, c'est un art. Comme pour la cuisine, il faut des bases solides, mais aussi du bon sens et de l'expérience.

La prochaine fois que vous vous trouvez face à un cahier des charges de 500 pages, demandez-vous :

Comment expliquerais-je ça à quelqu'un qui fait des crêpes ?

Post-scriptum pour les étudiants : ne vous méprenez pas sur le ton léger de cet article. Dans le monde professionnel, la documentation et la rigueur ont leur place. L'objectif n'est pas de les éliminer, mais de les utiliser à bon escient. Un projet bien documenté n'est pas nécessairement un projet sur-documenté. Comme pour une bonne crêpe, tout est question d'équilibre.